- INDUSTRIE - Industrialisation et formes de société
- INDUSTRIE - Industrialisation et formes de sociétéLa prépondérance de l’industrie sur les formes traditionnelles de l’activité économique (agriculture et artisanat) apparaît avec la révolution industrielle, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre et de la première moitié du XIXe siècle en Europe continentale occidentale et centrale, ainsi qu’en Amérique du Nord. Cinquante à quatre-vingts ans après l’Europe de l’Ouest, les mêmes processus de transformation affectant aussi bien l’activité économique que les structures sociales caractérisent l’évolution de l’Europe de l’Est, du Japon et des pays neufs ayant un peuplement européen (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud). Ce phénomène marque d’une manière si évidente les sociétés modernes que des sociologues américains comme J. K. Galbraith (et en France Raymond Aron) ont assimilé modernisation et industrialisation et qualifié les sociétés contemporaines avancées de sociétés industrielles.Parler d’industrialisation, c’est envisager les choses sous leur angle technique. Sous l’angle de l’organisation sociale, l’industrialisation a assuré l’achèvement du mode de production capitaliste.Pendant au moins trois siècles, l’Europe a vécu la préhistoire du capitalisme, caractérisée par la prédominance de la forme mercantile du capital. Durant cette longue période, les conditions de l’achèvement du capitalisme ont été peu à peu réunies: à un pôle, la désagrégation des rapports de production féodaux dans les campagnes, accompagnée de la prolétarisation de masses importantes de paysans chassés de la terre; à l’autre pôle, l’accumulation du capital-argent dans les ports de l’Atlantique, grâce au commerce lointain. C’est la concordance de ces deux phénomènes qui a permis la révolution industrielle, c’est-à-dire le transfert du centre de gravité du capital dominant du secteur mercantile au secteur industriel. L’antériorité de la révolution agricole sur la révolution industrielle traduit, sur le plan technique, la maturation de ces conditions. Au XVIIIe siècle, des progrès agricoles décisifs sont réalisés en Angleterre et, à un moindre degré, en France – plus tard, ailleurs en Occident –, progrès qui ouvriront un débouché essentiel à l’industrie et en même temps libéreront de l’agriculture une fraction importante de la population.C’est cette révolution agricole antérieure qui a permis la substitution du marché intérieur au marché extérieur de la période mercantiliste, et donné au capitalisme industriel achevé son caractère le plus profondément révolutionnaire: d’être à la fois autocentré et autodynamique, l’industrie devenant le débouché principal de l’industrie. La généralisation du marché capitaliste comme cadre au sein duquel s’est opéré l’accumulation du capital, c’est-à-dire l’approfondissement ininterrompu du marché interne où s’exprime la progression de la productivité à laquelle la généralisation de la concurrence contraint les entreprises, a donné à l’industrialisation un pouvoir homogénéisateur de la société qu’on ne peut comparer avec celui des formes antérieures d’organisation de l’économie.1. Les étapes techniques de l’industrialisationLa prédominance de la technique dans les sociétés modernes est si essentielle que faire l’histoire de l’industrialisation, c’est faire celle des progrès de la technique des deux derniers siècles.La première révolution industrielle: l’ère du charbonLa première révolution industrielle, que l’on dit «paléotechnique» selon l’expression de Lewis Mumford («l’ère de la houille»), était déterminée par l’invention de la machine à vapeur, due à l’Écossais James Watt, à la fin du XVIIIe siècle; celle-ci, qui supposait l’extraction du charbon, allait être employée d’abord sur une très grande échelle dans l’industrie textile, rendant ainsi possible la pleine exploitation de la machine à filer «Jenny» de James Hargreaves (1765) et du métier à tisser de Edmund Cartwright (1785). Par la suite, au cours de la première moitié du XIXe siècle, la machine à vapeur devait entraîner un changement radical dans les transports: le premier navire à vapeur de l’Américain Robert Fulton (1806) ramenait brutalement les coûts de transports transocéaniques au quart de ce qu’ils étaient depuis la fin du Moyen Âge, tandis que le chemin de fer (dû à l’Anglais George Stephenson en 1825) amorçait la plus grande révolution dans les transports terrestres depuis l’invention de la roue, réduisant en un demi-siècle les coûts au sixième de leur valeur durant l’ère de la diligence.La demande de fer suscitée pour la fabrication des machines textiles, des machines à vapeur, des navires, rails, wagons, etc. occasionnait le développement de progrès décisifs pour la métallurgie moderne: l’utilisation du coke, connu en Angleterre depuis le XVIIIe siècle, puis le procédé du puddlage qui permit la transformation de la fonte en fer (à la fin du XIXe siècle). Mais c’est seulement à partir de 1861, que, grâce au convertisseur de l’ingénieur anglais Henry Bessemer, on put produire de l’acier en grandes quantités. Cette dernière invention allait amener la seconde phase de cette révolution industrielle: la pleine exploitation des potentialités de la sidérurgie. En 1850, il n’y avait que trente-cinq mille kilomètres de voies ferrées dans le monde, mais en 1914 on en comptait un million. Dans le même temps, la flotte maritime mondiale passait de cinq millions à cinquante millions de tonneaux: pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on pouvait transporter à travers les océans un fret pondéreux (céréales et matières premières industrielles).La deuxième révolution industrielle: électricité, pétrole, chimieÀ la fin du siècle dernier s’amorce la deuxième révolution industrielle, qu’on associe d’ordinaire à la découverte de l’électricité, du pétrole et au succès de la chimie. L’invention de la dynamo par le Belge Z. Gramme (1872), celle de l’ampoule électrique par T. Edison (1881) et l’idée d’utiliser le courant des rivières pour produire de l’électricité (A. Bergés, 1889) sont à l’origine du triomphe de cette forme d’énergie. Par ailleurs, pour la première fois, en 1890, la communication ultra-rapide à longue distance a pu être établie grâce au télégraphe électrique, relayé par le téléphone (A. Bell, 1876) et la T.S.F. (E. Branly et G. Marconi, 1890-1901). L’extraction du pétrole, inaugurée aux États-Unis et en Russie vers 1860, est développée véritablement au moment où le moteur à explosion permet la création de l’automobile dont deux millions de véhicules circulent en 1910, tandis que le moteur Diesel (1900) substitue le pétrole à la houille dans l’alimentation énergétique des grosses machines. L’électricité aidant, l’industrie nouvelle de l’aluminium et celle de nombreux composés chimiques naissent également. Tous les éléments de la deuxième révolution industrielle sont déjà présents en 1913. Mais ses techniques ne seront exploitées à très grande échelle qu’au cours du dernier demi-siècle. De 1905 à 1960, la courbe de production de l’aluminium se substitue à celle de l’acier produit les cinquante années précédentes et en épouse presque rigoureusement la forme (doublement tous les dix ans), tandis que celle de la production d’automobiles se substitue à celle de l’extension du réseau ferré. Alors qu’entre 1913 et 1960 la production de houille n’augmentera plus que de 50 p. 100, celle d’électricité sera multipliée par vingt et celle du pétrole par vingt-cinq. Les centres producteurs des sources primaires de l’énergie se déplacent de la vieille Europe vers l’Amérique du Nord et bientôt vers le Tiers Monde, notamment l’Amérique latine et le Moyen-Orient. L’omniprésence de l’électricité et du pétrole, puis du gaz naturel à partir de 1925, a renversé, après 1945, les proportions entre les combustibles solides (charbon, bois et déchets agricoles) d’une part, les combustibles liquides et gazeux (pétrole et gaz) et l’énergie hydro-électrique d’autre part, dans le bilan de la consommation globale de combustibles et d’énergie. En 1860, le bois et les déchets agricoles fournissent encore 74 p. 100 de la consommation mondiale, en 1910, le charbon en procure 63 p. 100 et en 1965 40 p. 100, le pétrole et le gaz naturel en fournissant 55 p. 100.Les formes nouvelles de l’énergie inaugurées par la deuxième révolution industrielle ont entraîné de profonds changements dans les transports. Si, de 1910 à 1970, le chemin de fer connaît encore des extensions importantes en Amérique latine et en Asie, son ère est terminée dans les vieux pays industriels. Au cours de cette période, la marine marchande triple sa capacité par rapport à 1914, mais surtout se spécialise; le camion concurrence victorieusement le rail sur les courtes distances et, pour les produits périssables, à la masse changeante desquels elle permet d’adapter souplement les possibilités de manutention, l’automobile devient le symbole de la nouvelle civilisation de consommation de masse et, sans doute, avec un véhicule pour à peine plus de deux personnes aux États-Unis en 1970 contre un pour huit habitants en Europe occidentale, le marché approche-t-il de la saturation. Après la Seconde Guerre mondiale, l’usage de l’avion (en 1970, plus de cinq mille avions de ligne sont en service) détrône définitivement tous les autres moyens de transport de passagers à longue distance.La deuxième révolution modifie sensiblement les proportions dans la masse de la production. L’acier est certes resté le symbole de l’industrialisation; à cet égard, le classement des pays selon leur production d’acier coïncide toujours avec celui de la puissance industrielle dans son ensemble, ou de la puissance militaire. Mais ce symbole n’est plus unique, car la consommation des métaux non ferreux «communs» (notamment, dans l’ordre de leur expansion au cours du dernier demi-siècle: l’aluminium, le cuivre, le plomb et le zinc) et «rares» (nickel, chrome, tungstène, manganèse, etc.), ces derniers essentiels à l’élaboration des aciers spéciaux, a fait depuis la Seconde Guerre mondiale des progrès décisifs. Il en est de même de l’industrie chimique (acide sulfurique, superphosphates, soude caustique, ammoniac, carbure de calcium, colorants, fibres synthétiques et matières plastiques), dont les productions ont plus que quadruplé entre 1945 et 1970, ce qui représente un taux d’expansion deux fois et demi plus élevé que celui des cinquante années précédentes.L’application des nouvelles matières premières plastiques et synthétiques, inaugurée en 1868 avec le Celluloïd, enregistre les taux de croissance les plus spectaculaires: ils passent progressivement de 3 p. 100 l’an à plus de 10 p. 100 entre 1909 (invention de la Bakélite) et 1936 où apparaît le chlorure de polyvinyle (tuyaux, isolants, revêtements de sols, etc.), suivi, en 1938, par les polystyrènes, en 1940 par les polyamides (fibres synthétiques, Nylon, Perlon, Rilsan), en 1941-1943 les polyéthylènes, polyesters et silicones (emballages, Tergal, etc.), qui tendent à remplacer avantageusement les métaux, le bois, le verre et les textiles naturels. Parallèlement, les vieilles industries – celles des textiles non synthétiques (coton, laine, soie) notamment – plafonnent depuis cinquante ans autour de taux de croissance faibles (de 1 à 2 p. 100 l’an).2. La prépondérance de l’industrie: portée et limitesTransfert de la main-d’œuvreL’augmentation massive de la part de la population active employée dans l’industrie caractérise le processus d’industrialisation. En France cette proportion de la population active employée dans l’industrie et l’artisanat de production passe de 15 p. 100 à la veille de la Révolution française (l’artisanat étant alors prépondérant) à 26 p. 100 au milieu du XIXe siècle pour la seule industrie au sens strict (artisanat exclu). Corrélativement, la population agricole, qui comprend 55 p. 100 de la population active à la veille de la Révolution et encore 52 p. 100 en 1850, passe à moins de 24 p. 100 à partir de 1960. Cependant, si le processus du transfert de la population de l’agriculture à l’industrie est linéaire, il n’en est pas de même de l’évolution de celle du secteur tertiaire (employés dans le commerce, les transports, l’administration et les services). Celle-ci diminue dans un premier temps de l’industrialisation et sa proportion tombe de 30 p. 100, en 1780-1790, à 20 p. 100 soixante ans plus tard, rejoint celle de l’industrie en 1955 et depuis la dépasse.Ce phénomène très général invite à distinguer trois périodes dans l’industrialisation: la période précoce (la révolution industrielle), la période mûre (pour la France, 1850-1950) et la période contemporaine. Ces mêmes tendances se retrouvent partout où l’industrialisation est chose faite. En Grande-Bretagne, le mouvement a été beaucoup plus précoce, puisque déjà, en 1811, l’industrialisation occupe 39 p. 100 de la population active (47 p. 100 aujourd’hui), la part de l’agriculture ayant perdu sa prépondérance dès le XIXe siècle (34 p. 100 de la population active en 1811) pour disparaître presque au début du XXe siècle (9 p. 100 en 1901 et 4 p. 100 actuellement) au profit d’abord de l’industrie, puis de l’industrie et des services à partir des premières années du siècle (la part de la population tertiaire étant de 50 p. 100 aujourd’hui). Aux États-Unis, les proportions suivent celles de l’Europe jusqu’à la Première Guerre mondiale: la part de la population industrielle passe de 12 p. 100 en 1820 à 33 p. 100 en 1920, et celle de l’agriculture de 72 à 28 p. 100. Mais depuis, les formes modernes propres à la troisième phase de l’industrialisation s’y accélèrent et prennent de l’avance sur l’Europe, la proportion de la population tertiaire ayant déjà dépassé celle de l’industrie en 1900, pour atteindre 60 p. 100 de nos jours (tandis que la proportion de la population industrielle diminue depuis 1950: de 37 p. 100 à 33 p. 100). En U.R.S.S. le processus de l’industrialisation, qui avait commencé dans la Russie impériale des années 1890-1914, s’accélère entre 1930 et 1965: la proportion de la population industrielle passe de 8 p. 100 en 1928 à 35 p. 100; mais les formes modernes de la «société industrielle», associées à la croissance plus rapide des services, n’apparaissent qu’après 1960 (la proportion de la population tertiaire est restée inférieure à celle de la population industrielle jusqu’en 1968).Croissance du secteur tertiaire dans le revenu nationalLa prédominance de la production industrielle dans le revenu national s’affirme de la même manière comme le résultat principal de l’industrialisation. Sur la base 100 en 1938, la production industrielle française passe de 6,3 avant la Révolution à 19,5 au milieu du siècle dernier, 57,8 pour les années 1905-1913 et 187,7 pour la période de 1955 à 1959. Cette progression, de l’ordre de 2 p. 100 l’an pendant un siècle et demi, s’accélère après la Seconde Guerre mondiale, n’ayant jamais été depuis 1947 inférieure à 4 p. 100 l’an. Parallèlement, la part de la consommation productive de matières premières et de produits semi-finis par l’industrie augmentait encore plus rapidement, conséquence de la mécanisation: tandis que la production industrielle réelle (à prix constants) était multipliée par plus de trente en 175 ans, la valeur ajoutée par celle-ci (les salaires distribués et les profits bruts réalisés) ne l’était que par quinze. Cette croissance est déjà beaucoup plus forte que celle du revenu national, multiplié par 3,8 seulement en un siècle (de 1810 à 1910), puis par 2,3 en un demi-siècle (de 1910 à 1957). Le même phénomène peut être repéré dans tous les pays industrialisés, comme, corrélativement, la décroissance de la part du revenu agricole dans le revenu national.Cette dernière passe de 59 à 14 p. 100 en France entre 1780 et 1969, de 40 à 7 p. 100 aux États-Unis entre 1810 et 1960, et, en Grande-Bretagne, de 47 à 18 p. 100 entre 1700 et 1865, puis à 4 p. 100 avant 1960. Mais, comme en ce qui concerne la main-d’œuvre active, la réduction de la part du revenu agricole a bénéficié dans une première phase principalement à l’industrie, et, à l’époque contemporaine, s’est transférée à un rythme croissant vers le tertiaire. Aux États-Unis, par exemple, la part de l’industrie dans le revenu national est passée de 19 à 31 p. 100 entre 1850 et 1920 pour diminuer ensuite, tandis que celle du tertiaire est restée relativement stable (autour de 40 p. 100) pour croître par la suite et dépasser désormais 60 p. 100. Le même phénomène de renversement des proportions respectives de l’industrie et du tertiaire s’observe en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi du point de vue de la répartition du revenu, comme de celui de la répartition de la force du travail, le processus de l’industrialisation paraît partagé entre une période «classique» et une période contemporaine, différentes en ce qui concerne l’évolution de la part des activités tertiaires.Transformations structurellesLa croissance prodigieuse de la production industrielle au cours des cent cinquante dernières années a été accompagnée de transformations décisives tant dans la répartition par branches de cette production que dans celle des prix relatifs des différents produits industriels. En France, par exemple, la part des industries alimentaires dans la production industrielle diminue, passant de 39,5 p. 100 en 1781-1790 à 18,4 p. 100 en 1935-1938, de même que celle des textiles et de l’habillement (29,8 à 18,2 p. 100), du bois et de l’ameublement (7,2 à 5,5 p. 100), ainsi que du bâtiment et de la construction (12,9 à 8,5 p. 100); en revanche, la production d’énergie, de gaz, de carburants et de combustibles minéraux augmente durant la même période passant de 0,1 à 14,4 p. 100, celle de l’industrie extractive (autre que celle du charbon) de 0,5 à 1 p. 100, celle de la production et de la transformation des métaux de 4,5 à 15,5 p. 100, celle de l’industrie chimique de 1,8 à 6 p. 100.L’expansion des industries de base, ou industries lourdes (fabriquant des moyens de production), a toujours été plus rapide que celle des industries légères (produisant des biens de consommation). C’est ainsi qu’à l’échelle mondiale les indices de croissance les plus rapides sont relevés pour les grandes productions de moyens essentiels de production de l’énergie et de matières premières industrielles. La production mondiale de houille passe par exemple de 13 millions de tonnes en 1807 à 1 215 en 1913, celle de fonte de 4,2 à 98,5 millions de tonnes, celle de cuivre de 57 000 tonnes à plus de un million de tonnes. La production mondiale d’énergie mécanique passe de l’équivalent de un milliard de kilowatts-heures en 1860, fournis intégralement par le charbon, à 20,6 milliards en 1950, fournis à concurrence de 60 p. 100 par la houille et la lignite, de 37 p. 100 par le pétrole et le gaz naturel, et de 2 p. 100 par l’énergie hydraulique. L’accélération de la production d’électricité est remarquable, qui est passée de 57 à 1 600 milliards de kilowatts-heures aux États-Unis entre 1920 et 1970, de 6 à 150 milliards en France, de 9 à 240 en Grande-Bretagne, de 1 à 500 en U.R.S.S. Alors que l’énergie humaine et l’énergie animale représentaient encore respectivement 15 p. 100 et 79 p. 100 de la consommation totale d’énergie aux États-Unis en 1850, la part de ces deux formes traditionnelles, caractéristiques de toute l’histoire de l’humanité jusqu’à la révolution industrielle est tombée à 4 p. 100 en 1950.De même, l’accélération de la production de métaux non ferreux et le développement plus rapide de la chimie ont marqué le dernier demi-siècle, tandis que la production d’acier passait de 72 à 340 millions de tonnes de 1913 à 1960. Des métaux peu connus sont entrés dans la consommation industrielle à une échelle sans commune mesure avec celle du passé. Ainsi en est-il de l’aluminium: son essor a résulté de l’exploitation des ressources hydrauliques qui a permis la production massive d’électricité à bon marché. Cette dernière a également rendu possible le développement des grandes industries chimiques qui caractérise la deuxième révolution industrielle. C’est par trente que la production d’acide sulfurique a été multipliée de 1867 à 1914, période au cours de laquelle s’effectuait le passage à la fabrication en masse de produits sodiques, d’acide chlorhydrique, d’engrais phosphatés et azotés, de colorants et d’explosifs. Avec la Seconde Guerre mondiale naissaient la pétrolochimie (qui tire du pétrole les sous-produits que la chimie tirait au XIXe siècle surtout du charbon), le caoutchouc de synthèse et les matières premières des innombrables plastiques devenus communs pour la production d’une gamme de plus en plus large d’objets de consommation courante.L’ampleur inégale des progrès techniques a modifié sans cesse, au cours du processus de l’industrialisation, les prix relatifs des différents produits industriels. Ainsi, pour la France, de 1790 à 1913, les coûts réels relatifs de la production des métaux et de l’industrie chimique ont diminué respectivement 5,2 fois et 3,2 fois plus vite que dans le textile, tandis que dans l’extraction du charbon, les industries alimentaires, la construction, les progrès comparatifs, toujours par rapport au textile, ont été seulement dans les rapports de 1 à 0,5, 0,7 et 0,9.3. La troisième révolution industrielle, scientifique et techniqueAu cours des dernières décennies s’est amorcée une troisième révolution qui, très probablement, façonnera d’une manière décisive le monde de l’an 2000.Découvertes scientifiques et mutations techniquesCette mutation industrielle, scientifique et technique se manifeste principalement par l’utilisation de nouvelles sources d’énergie (énergie atomique, énergie solaire), le développement de l’automation (grâce à l’essor de la cybernétique, de l’informatique et de l’électronique), et enfin, dans l’industrie chimique, par une série de découvertes et de mises au point qui permettent la production d’un nombre croissant de produits synthétiques (notamment dans la gamme infinie des plastiques) qui pourront largement se substituer à l’avenir aux grands produits naturels (fibres textiles, bois, caoutchouc), aux métaux et sans doute aussi aux aliments naturels. Par la puissance décuplée des moyens, due à cette vague de découvertes, le champ de l’action de l’homme commence à s’élargir à la conquête de l’espace.Les premières centrales nucléaires ont été mises en route dans les années 1950. Vingt ans après, les possibilités de production dans le monde s’élevaient à 30 000 mégawatts. On prévoit qu’elles atteindront 200 000 MW en 1980, 400 000 en 1990, et qu’elles assureront plus de 50 p. 100 de la production globale d’électricité dans le monde en l’an 2000 (plus de 70 p. 100 pour les pays de l’Euratom). En 1963, 23 000 calculatrices électroniques fonctionnaient dans le monde, sept ans plus tard on en comptait 90 000. En 1965, par million d’habitants, il y avait 154 calculatrices aux États-Unis, de 30 à 60 dans les pays de l’Ouest européen, 15 en U.R.S.S. La production mondiale des matières plastiques était, en 1937, de 300 000 tonnes, en 1950, de 1 700 000 tonnes, en 1970, de 26 millions de tonnes, soit, vers 1965, de 15 à 30 kg par personne en Europe et en Amérique du Nord selon les États, de 3 à 8 dans les pays de l’Est européen.De ce fait, les proportions dans la croissance des diverses branches de la production industrielle sont en passe de subir des modifications radicales. Entre 1955 et 1962, tandis que les rythmes d’expansion annuels ont été aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne occidentale respectivement de 2,9 p. 100, 2 p. 100 et 6,7 p. 100, les rythmes de la production des moyens d’automatisation ont atteint 7 p. 100, 17,4 p. 100 et 31,5 p. 100 et ceux de la production chimique 6,1 p. 100, 4,6 p. 100 et 11,4 p. 100.Facteurs quantitatifs et facteurs qualitatifsCependant, ce qui distingue cette révolution industrielle des deux précédentes, c’est moins la nature des produits sur lesquels elle porte que les changements décisifs qu’elle apporte dans la forme économique du progrès industriel. L’industrialisation «classique» – de la première et de la deuxième révolution industrielle – a été marquée par l’utilisation intensive grandissante de moyens de production (machines), accompagnée de l’uniformisation et de la simplification de la qualité du travail, réduit, pour la masse des travailleurs de l’industrie, à sa forme simple. Il en est résulté que la production de biens de production a augmenté jusqu’à présent à un rythme très supérieur à celui des biens de consommation. Ainsi, entre 1880 et 1920, aux États-Unis, dans l’industrie de transformation, le rapport entre le capital mis en œuvre et la production est passé de 0,54 à 1,02, alors que, dans l’industrie extractive, ce rapport passait de 1,16 à 2,30. Or, à partir des années 1930, qui marquent le début de cette troisième révolution industrielle aux États-Unis, et d’une manière plus nette après la Seconde Guerre mondiale, ce rapport prend dans son évolution la direction inverse, étant en 1970 inférieur à 0,60 dans l’industrie de transformation américaine et à 1,30 dans l’industrie extractive. Cela signifie que l’accumulation matérielle du capital et son complément, le recours extensif au travail simple, jouent un rôle déclinant dans le développement de l’industrie ultra-moderne au bénéfice des éléments qualitatifs. Aux États-Unis, de 1840 à 1930, les rythmes moyens de croissance du produit national varient de 2,30 à 6,2 p. 100 par an selon les décennies, la part des facteurs quantitatifs (accumulation du capital matériel et extension de l’emploi) ayant assuré 85 p. 100 de cette croissance, et 15 p. 100 seulement pouvant être attribués aux facteurs qualitatifs qui définissent le progrès technique. Or, de 1950 à 1968, aux États-Unis, la part des facteurs qualitatifs est passée à 68 p. 100. Cette dominance de l’amélioration qualitative des équipements et du travail se retrouve dans tous les grands pays industriels, le facteur qualitatif rendant compte des progrès du produit au cours des deux dernières décennies dans des proportions qui vont de 38 à 75 p. 100, la moyenne se situant autour de 60 p. 100.Le rôle grandissant des cadresÀ ce changement dans la structure du processus industriel correspondent une accélération radicale du rythme des inventions techniques et une modification profonde dans les niveaux de qualification du travail. Aux États-Unis, le nombre moyen des brevets a doublé au cours des vingt dernières années, dépassant 50 000 par an depuis 1965, pour environ 30 000 en Grande-Bretagne et 20 000 en Allemagne occidentale. La première révolution industrielle avait fait disparaître les formes anciennes du travail artisanal, qualifié et spécialisé, pour leur substituer sa forme dominante pendant un siècle et demi: la juxtaposition d’une masse grandissante de travail homogène, simple et non qualifié, accessoire de la machine, et d’une fraction mineure de travail plus qualifié que durant la période préindustrielle, celui des organisateurs de la production (organisation technique, les ingénieurs, et administrative). La troisième révolution, avec l’automation, tend à supprimer le travail simple. Tandis que les industries mécanisées emploient de 0 à 15 p. 100 de manœuvres, de 20 à 60 p. 100 d’ouvriers spécialisés et de 33 à 60 p. 100 d’ouvriers qualifiés, contre seulement 4 à 8 p. 100 de cadres ayant reçu une formation secondaire et 1 à 2 p. 100 de cadres pourvus d’une formation supérieure, les mêmes industries, automatisées , emploient de 0 à 10 p. 100 d’ouvriers spécialisés et de 20 à 60 p. 100 de cadres ayant une formation secondaire et 7 à 34 p. 100 de cadres possédant une formation supérieure. L’automation met donc à l’ordre du jour la généralisation de l’enseignement secondaire et un extraordinaire élargissement de l’enseignement supérieur. Aux États-Unis, en 1970, le pourcentage des étudiants admis dans les établissements d’enseignement supérieur représentait 38 p. 100 des classes d’âges correspondantes, contre 8 à 14 p. 100 en Europe occidentale.Cette transformation dans la qualification du travail est la condition de l’amélioration de sa productivité. Aux États-Unis, le taux annuel de cette amélioration est passé de l’ordre de 1 à 2 p. 100 entre 1880 et 1920 à 3 p. 100 depuis 1950.4. Les conditions économiques de l’industrialisation. La «société industrielle»L’homogénéisation des conditions sociales se manifeste par cinq lois essentielles du mode de production capitaliste achevé (industriel): homogénéisation de la quantité de travail fourni par individu d’une branche à l’autre; homogénéisation de la qualité de ce travail (la généralisation du travail simple); égalisation de la rémunération du travail, à qualification égale; généralisation de l’emploi de formes de production capital-intensive (dans le vocabulaire des économistes, de méthodes «hautement capitalistiques»); péréquation du taux de profit.Au marché généralisé des produits, l’industrie ajoute la généralisation du marché du travail et des capitaux. C’est dans ce cadre qu’il faut situer la constitution, dans les pays industrialisés, d’ensembles industriels autocentrés, rendant véritablement solidaires pour la première fois les diverses régions d’Occident. Ce caractère autocentré permet – par la généralisation des effets d’entraînement d’une industrie sur celles qui, placées en amont, lui fournissent ses matières premières et produits semi-finis ou, en aval, constituent pour elle un débouché – la diffusion à l’ensemble de l’organisme économique du progrès qui apparaît en l’un quelconque de ses pôles. Dans le même contexte, il convient de comprendre les étapes de l’évolution des formes de la concurrence, et singulièrement la substitution de la concurrence entre monopoles à partir de la fin du XIXe siècle aux formes antérieures («classiques») de la concurrence qualifiée d’«atomistique».C’est le rôle décisif de l’industrialisation dans l’achèvement de toutes ses formes socio-économiques qui donne aux sociétés modernes leur caractère «industriel». Cette civilisation industrielle se manifeste par trois caractéristiques générales évidentes: l’accélération de l’urbanisation, qui est allée de pair avec une énorme poussée démographique, l’accélération des taux de croissance du progrès dans tous les domaines de la vie matérielle, et un ensemble de formes d’organisations sociales qui paraissent en liaison étroite avec le développement des formes du travail salarié mécanisé. Cependant il demeure que l’industrialisation de type capitaliste est affectée de limites historiques.Explosion démographique et urbanisationL’industrialisation de l’Occident s’est accompagnée de la plus extraordinaire explosion démographique que l’humanité ait jamais connue depuis la préhistoire. En 1800, la population européenne (d’Europe et d’Amérique du Nord) ne dépassait pas 190 millions d’individus, soit moins d’un quart de la population mondiale. En 1900, elle en comptait 510 millions, soit un tiers de la population mondiale, et en 1950, plus de 800 millions, soit près de 35 p. 100 de celle de la planète. Contrairement à un préjugé récent, l’industrialisation de l’Occident, non seulement a été accompagnée d’une croissance démographique relativement forte (de l’ordre de 1 p. 100 par an), mais encore cette croissance a élevé très sensiblement la proportion de la population européenne du monde industriel. L’explosion démographique du Tiers Monde est récente et, au terme de vingt années de celle-ci (en 1970), les populations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine n’ont toujours pas retrouvé leur position relative de 1800: aux rythmes actuels elles n’auraient pas encore regagné ces positions en l’an 2000. C’est dire que l’attention portée au «péril démographique» qu’encourraient les populations du monde industrialisé européen, menacées d’être submergées par les masses non européennes du Tiers Monde, ne correspond nullement au mouvement de l’histoire réelle.Parallèlement, l’industrialisation a entraîné l’urbanisation de l’Occident. Aux États-Unis, la proportion de la population urbaine est passée de 7 p. 100 en 1850 à 50 p. 100 en 1920 et 75 p. 100 en 1970. En Grande-Bretagne, cette proportion, qui était déjà supérieure à 50 p. 100 en 1850, a dépassé 80 p. 100 à partir de 1950. En Allemagne, et surtout en France, la persistance de structures rurales préindustrielles a ralenti le mouvement d’urbanisation. La civilisation industrielle est la civilisation des grandes villes, des «mégalopoles» qui donnent le ton. En 1800, aucune cité d’Occident n’atteignait le chiffre d’un million d’habitants, bien que Londres s’en rapprochât et que Paris dépassât 500 000 habitants. En 1900, onze métropoles comptaient plus d’un million d’habitants dont une seule hors du monde industriel; trente ans plus tard, elles étaient vingt-sept. En 1800, moins de 2 p. 100 de la population du monde vivait dans des villes de plus de 100 000 habitants, mais plus de 13 p. 100 en 1950. La ville n’est certainement pas l’œuvre de l’industrie et, si la civilisation européenne du haut Moyen Âge a été presque uniquement rurale, dans bien des civilisations antiques déjà la ville remplissait des fonctions motrices et dirigeantes. Mais la mégalopole, avec ses banlieues et son urbanisme propre fondé sur la fonction de circulation, est le fruit authentique de l’industrialisation.Accélération de la croissanceJamais dans l’histoire de l’humanité la croissance économique n’avait été aussi rapide que depuis la révolution industrielle en Occident. Entre 1780 et 1880 la croissance annuelle du produit intérieur brut de la Grande-Bretagne était de 1,3 p. 100; aux États-Unis et en France, de 1,7 p. 100 entre 1840 et 1960; au Japon, de 2,6 p. 100 entre 1880 et 1960; en Russie, elle fut de 1,4 p. 100 de 1860 à 1913, puis de 2,7 p. 100 entre 1913 et 1960. En Europe, l’industrialisation a donc donné à la croissance économique un rythme très supérieur à celui de la révolution agricole des XVIIe et XVIIIe siècles, qui, sans doute, avait toujours été inférieur à 0,5 p. 100 par an. L’accélération progressive de cette croissance au cours du XIXe siècle a modifié les comportements essentiels: à l’échelle des masses la prise de conscience du changement continu dans les modes de vie est apparue pour la première fois dans l’histoire. La période de 1880 à 1913, qui fut celle de l’apogée du système capitaliste «classique,» a été caractérisée par cette prise de conscience, associée à une appropriation effective du monde entier par les nations industrialisées. Et si la période suivante, de 1913 à 1950, fut relativement stagnante, marquée par les deux guerres mondiales et la crise des années trente, depuis 1950, l’industrialisation s’est de nouveau accélérée, la deuxième révolution industrielle a été achevée en Occident et au Japon et l’amorce de la troisième révolution s’est dessinée. Cette seconde vague en profondeur a porté les taux de croissance en Occident et au Japon à des niveaux encore jamais atteints, allant jusqu’à 10 p. 100 (Italie et Japon), rarement inférieurs à 3 p. 100, avec une moyenne pondérée de 4,4 p. 100 de 1954 à 1966 pour l’ensemble du monde industriel d’Occident et de 7,8 p. 100 pour les pays de l’Est européen, dont respectivement 5,6 p. 100 et 9,3 p. 100 pour l’industrie.L’uniformisation des transformations sociales et politiquesLa généralisation de la forme salariale du travail est certainement la manifestation la plus évidente, sur le plan social, de l’uniformisation des conditions du monde moderne industrialisé. Dans l’industrie, d’ailleurs, on ne connaît pas d’autre forme de travail que la forme salariale, l’artisanat de production ayant été ruiné presque entièrement par la concurrence de l’industrie mécanisée dont la productivité est toujours beaucoup plus élevée. L’artisanat de production artistique est seul à avoir subsisté ici. En outre, les formes préhistoriques du travail salarié, propres à la période antérieure à la révolution industrielle – le travail à domicile et le groupement d’artisans dans des manufactures –, ont totalement disparu. Ainsi l’industrialisation représente l’achèvement du capitalisme, le passage de ses formes précoces à ses formes avancées, particulièrement marquées dans l’industrie. Ensuite, peu à peu, ces formes avancées du travail salarié s’étendent à l’ensemble de la vie économique: à l’agriculture, surtout à partir de la deuxième révolution industrielle qui en permet – avec les engrais et le machinisme agricole – l’industrialisation, au commerce et aux services au fur et à mesure de leur concentration et de leur mécanisation, encore en cours. Mais en même temps, dans ces secteurs, la civilisation industrielle engendre la réapparition de formes non salariales du travail, notamment en suscitant le développement d’un «artisanat» nouveau, moderne, de services complémentaires de l’industrie (stations-service, garages, services «après-vente» d’entretien des biens durables, etc.).Il résulte de ce mouvement contradictoire que le nombre et la proportion des salariés dans la population active des pays industrialisés augmente moins qu’on ne le croirait à priori, et que la manifestation principale de l’uniformisation des conditions du travail dans ce domaine se situe plutôt dans ce fait que la masse des salariés se concentre de plus en plus dans de grandes entreprises. Ainsi, pour la France, de 1850 à 1970, la proportion des salariés dans la population active passe seulement de 55 à 68 p. 100; en Allemagne, entre 1880 et 1970, elle passe de 63 à 74 p. 100; aux États-Unis, durant la même période, de 63 à 85 p. 100.Cette proportion globale du nombre des salariés était donc déjà prédominante aux premières étapes de l’industrialisation. Cela signifie bien que le processus de salarisation est largement antérieur à celui de l’industrialisation, qu’il a d’ailleurs rendu possible. C’est la concentration des salariés dans les grosses entreprises, notamment industrielles, qui est véritablement le résultat de l’industrialisation.Mais la réalité est ici complexe du fait que les grandes entreprises sont les plus mécanisées et par conséquent utilisent relativement moins de main-d’œuvre. C’est pourquoi la concentration industrielle est plus marquée en ce qui concerne la production que la main-d’œuvre. Néanmoins, par exemple, la petite industrie dispersée qui, en Allemagne, employait 31 p. 100 de la main-d’œuvre dans le textile en 1882 n’en occupe plus que 10 p. 100 en 1913, tandis que dans l’industrie chimique, dont le dynamisme est beaucoup plus fort, elle est inexistante.Limites de l’industrialisation capitalisteLa dominance des formes sociales associées à l’industrie est si évidente que notre société contemporaine a été qualifiée pour cette raison de «société industrielle». Les formes politiques et idéologiques de l’Occident moderne, comme leur résultante même, la démocratie parlementaire et l’évolution de celle-ci vers le régime présidentiel, l’idéologie du travail comme valeur essentielle, d’abord fondée sur l’individualisme absolu, puis, de plus en plus, sur les thèmes de la hiérarchie dans l’organisation, etc., sont également en relation évidente avec le caractère et les formes de l’organisation industrielle du mode de production capitaliste. La révolution russe, qui prétendait donner à la société des formes d’organisation différentes, a elle-même succombé à la priorité de l’industrialisation. Si, dans les périodes léniniste puis stalinienne de son histoire, l’industrialisation soviétique a eu recours à des méthodes centralisées opposées à celles du marché – permettant ainsi de réaliser l’accumulation industrielle à des rythmes beaucoup plus rapides qu’en Occident –, la bureaucratisation de la société qui a accompagné cette priorité absolue du rythme a fait peu à peu disparaître l’idéologie socialiste de la révolution, assurant la réapparition du thème de l’intéressement matériel individuel et le recours grandissant à son cadre économique d’expression: le marché. Cette convergence des systèmes donne à la thèse de la «société industrielle» une apparence de justesse.Associée aux formes contemporaines de la société industrielle en liaison avec le développement de la consommation de masse et les transformations dans la qualification du travail, cette thèse devient celle de la «civilisation du tertiaire» ou de la «civilisation des loisirs». Pourtant, derrière ces liaisons apparentes, se cachent des relations plus essentielles, celles qui définissent le mode de production capitaliste sur lequel restent fondées les sociétés industrialisées. Ce sont ces relations qui déterminent les lois essentielles de l’évolution du système; tout comme le masque dont le marché les recouvre, expliquant seules les aliénations de notre société, lesquelles ne sont pas le résultat inéluctable de l’industrialisation, mais celui de sa forme capitaliste. Or, cette formule est celle qui rend compte de l’incapacité du Tiers Monde à s’industrialiser à son tour. Et c’est cet échec qui constitue le témoin principal des limites historiques de l’industrialisation capitaliste.5. L’industrialisation à la périphérie du système capitaliste mondialL’industrialisation demeure l’apanage d’un nombre limité de pays. Ailleurs, dans le Tiers Monde, bien que des progrès industriels sensibles aient été réalisés, on ne peut véritablement parler d’industrialisation, celle-ci n’étant ni autocentrée, ni autodynamique et, partant, lente, chaotique, incohérente et inachevée.L’accélération des rythmes de la croissance industrielle dans les pays développés d’Occident (qui sont de 5,6 p. 100 l’an, entre 1954 et 1966) a été accompagnée également d’une accélération certaine des rythmes de l’industrialisation à la périphérie: ces rythmes sont pour les pays sous-développés, et pour cette période, de l’ordre de 8,4 p. 100. Jamais dans l’histoire de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine on n’avait encore vu de tels rythmes, qui, pour la première fois, dépassent ceux du monde occidental.D’une manière générale, les taux annuels de croissance de l’industrie de transformation ont été, entre 1960 et 1967, de 6 p. 100 en Afrique, 7,2 p. 100 en Asie (Chine et Japon exclus), 5,5 p. 100 en Amérique latine et 18,8 p. 100 au Moyen-Orient. En Amérique latine, l’industrie de transformation fournit désormais de 15 à 30 p. 100 du revenu national; en Asie, cette part a doublé et est maintenant de 15 à 20 p. 100, mais en Afrique elle reste inférieure à 10 p. 100. En 1970, les pays sous-développés, dans leur ensemble, produisent 65 p. 100 de leur consommation de produits manufacturés de consommation, 40 à 50 p. 100 de celle des biens intermédiaires et 20 à 30 p. 100 de celle des biens d’équipement.Les rythmes de la croissance de la production d’énergie électrique ont été encore plus impressionnants: 11,5 p. 100 par an en Afrique, 12,5 p. 100 en Asie, 8,6 p. 100 en Amérique latine et 18,3 p. 100 au Moyen-Orient, comme ceux de la production d’acier qui ont été respectivement pour chacune de ces régions de 2,1, 8,5, 7,1 et 13 p. 100. Peut-on en conclure qu’on assiste actuellement au «décollage» de l’industrialisation du Tiers Monde?L’industrialisation de l’Occident a organisé le système capitaliste mondial en un centre dominant et une périphérie dominée. À chaque étape de l’évolution du capitalisme au centre correspondent, à la périphérie, des formes de spécialisation complémentaire, asymétrique, inégale, dans lesquelles la périphérie s’ajuste aux exigences du centre. C’est ainsi qu’à l’étape préindustrielle déjà la périphérie a joué un rôle essentiel dans l’accumulation du capital-argent au centre (la périphérie africaine fournissant à l’Amérique sa main-d’œuvre servile). À l’étape industrielle, au centre a correspondu jusqu’ici une spécialisation de la périphérie, la confinant dans la production agricole exotique d’exportation et, lorsque les coûts de transports intercontinentaux et la formation des monopoles l’ont permis, dans celle de produits miniers. Le développement du capitalisme à la périphérie a été, de cette façon, extraverti dès le départ. Le marché ainsi constitué à la périphérie sur la base de la production d’exportation a rendu possible à une étape tardive un début d’industrialisation par substitution de productions locales aux importations, cette industrialisation ayant été d’ailleurs financée principalement par le capital étranger.Ce caractère extraverti d’origine rend compte des traits principaux du sous-développement contemporain: l’absence de structuration des industries qui restent largement complémentaires de celles du centre, non intégrées dans un ensemble national organisé (on dit encore des «industries d’enclaves»), et, en conséquence, l’inégalité persistante des productivités d’un secteur à l’autre. Cette absence d’intégration industrielle rend à son tour très difficile toute diffusion du progrès véritablement généralisé. La domination que le centre exerce ainsi sur la périphérie se manifeste tant dans les structures du commerce mondial que dans celles du financement. Le commerce des pays industrialisés entre eux croît plus vite que celui qu’ils entretiennent avec les autres (le taux de croissance du commerce extérieur des pays industrialisés a été de 8,8 p. 100 entre 1960 et 1967 contre 6,1 p. 100 pour les autres), et porte, dans des proportions de plus en plus fortes, sur l’échange de produits industriels contre des produits industriels, tandis que le commerce des pays sous-développés, qui se fait à concurrence de 80 p. 100 avec les pays développés, revêt un caractère différent (échange de produits de base contre des produits industriels).Cette asymétrie dans la structure des échanges rend possible l’échange inégal; et le transfert de valeur massif et grandissant de la périphérie vers le centre rend à son tour impossible un financement local de l’industrialisation à la périphérie. Ainsi le caractère extraverti, impulsé de l’extérieur, se perpétue, conduisant régulièrement à des blocages de la croissance.Cette domination du centre sur la périphérie détermine des distorsions marquées dans l’orientation de la croissance des pays sous-développés et y façonne des formations sociales qui limitent étroitement l’industrialisation possible dans le cadre du marché mondial. Non seulement la concurrence – sous toutes ses formes – sur ce marché mondial inégal où s’affrontent des pays de différents niveaux de développement oriente les plus attardés dans une direction qui perpétue leur sous-développement – leur orientation extravertie –, mais encore elle entraîne, à la périphérie, une distorsion qui conduit à une hypertrophie des activités «tertiaires» improductives, comme elle engendre dans l’industrie un développement disproportionné des branches légères (et accessoirement des techniques légères de production dont la capacité d’assurer une croissance rapide est plus limitée. Par ailleurs, les formations sociales de la périphérie, complémentaires de celles du centre, bornent singulièrement les progrès possibles de la révolution agricole, préalable nécessaire à toute industrialisation autocentrée et autodynamique. Le ralentissement du taux de la croissance agricole dans le Tiers Monde (qui passe de 3,5 p. 100 par an, entre 1948 et 1954, à 2,1 p. 100 depuis 1960) réduit considérablement la portée des progrès industriels que l’on vient de signaler.Si la spécialisation internationale inégale devait se perpétuer, elle pourrait façonner à l’avenir un partage de l’industrie entre le centre et la périphérie d’un type nouveau. Des tendances existent déjà, qui se manifestent par la spécialisation du centre dans les industries ultra-modernes qui définissent la troisième révolution industrielle en cours, alors que la périphérie se spécialiserait dans la production industrielle «classique» (y compris l’industrie lourde «classique») qui lui était interdite jusqu’ici. Le centre se réserverait ainsi une fois de plus les industries à potentiel développant majeur, caractérisées par l’emploi de travail hautement qualifié, tandis que la périphérie fournirait les produits industriels complémentaires, contenant surtout du travail simple mal rémunéré. Cette spécialisation nouvelle perpétuerait le caractère extraverti et sous-développé de la périphérie.L’industrialisation de la périphérie ne peut donc se développer véritablement que si elle s’accomplit dans une perspective autocentrée, et donc dans des formes analogues à celles du centre.La théorie du développement, comme l’art du développement, recherche les conditions concrètes d’une telle politique d’industrialisation autocentrée dans les réalités du Tiers Monde contemporain. Les stratégies du développement doivent ainsi définir les étapes de cette industrialisation, en tenant compte des objectifs contradictoires de chacune de ces étapes, notamment des exigences de la révolution agricole, de la résorption du chômage, de la mise en place d’industries d’avenir à haut pouvoir développant, etc. Ces chapitres récents de la théorie et de l’art économiques invitent à réfléchir sur l’obstacle que le marché capitaliste mondial oppose à la généralisation à l’ensemble de la planète des résultats de l’industrialisation.
Encyclopédie Universelle. 2012.